Le génocide de Gaza dans les médias occidentaux : coupables de complicité

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Yara Hawari- 3 avril 2024

Ce commentaire est basé sur une présentation faite par Yara Hawari, codirectrice d’Al-Shabaka, lors du 2024 Annual Palestine Forum, organisé par l’Institute for Palestine Studies et l’Arab Center for Research and Policy Studies à Doha, au Qatar, en février 2024.

Introduction

Depuis le début du génocide à Gaza, les bombardements et les forces du régime israélien ont tué au moins 103 journalistes et professionnels des médias palestiniens. Nombre d’entre eux ont été tués alors qu’ils travaillaient activement à faire connaître au monde les atrocités en cours ; d’autres ont été pris pour cible à leur domicile, leur famille étant assassinée à leurs côtés. Malgré les attaques délibérées et les conditions catastrophiques qui les entourent, des centaines de journalistes et de travailleurs des médias ont poursuivi leur travail de couverture et d’information. C’est grâce à eux que ceux d’entre nous qui vivent en dehors de Gaza peuvent témoigner de la réalité sur le terrain et remettre en question les récits des grands médias occidentaux, qui, dans l’ensemble, couvrent le régime israélien.

En effet, la couverture du génocide par les grands médias occidentaux a mis en évidence non seulement de profonds préjugés en faveur du régime israélien, mais aussi la facilité avec laquelle les Palestiniens sont déshumanisés. Craig Mokhiber, ancien fonctionnaire des Nations unies chargé des droits de l’homme, a fait remarquer que l’intention est souvent la chose la plus difficile à prouver dans un génocide. Dans le cas de l’assaut israélien sur Gaza, cependant, c’est le contraire qui s’est produit : La déshumanisation des Palestiniens est une tactique clé et claire qui a été déployée. Pour justifier une violence aussi intense et cruelle à l’égard d’un peuple, il faut d’abord le dépeupler.

La déshumanisation systématique des Palestiniens

Depuis le début du génocide, de nombreuses déclarations officielles, interviews et messages sur les réseaux sociaux émanant de ministres et d’hommes politiques israéliens témoignent de la déshumanisation généralisée des Palestiniens. Nombre de ces exemples ont été utilisés dans le cadre de la plainte déposée par l’Afrique du Sud contre le régime israélien devant la Cour internationale de justice (CIJ) pour illustrer l’intention génocidaire. Les exemples suivants ne sont que quelques-uns de ces cas :

  • Dans les jours qui ont suivi le 7 octobre 2023, le président israélien Issac Herzog a déclaré que ce n’était pas seulement les militants mais “une nation entière” qui était responsable de la violence, et qu’Israël se battrait “jusqu’à ce qu’on leur brise l’épine dorsale”.

  • Le 9 octobre 2023, le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant a qualifié les Palestiniens d ‘”animaux humains” et a déclaré que les forces israéliennes “agissaient en conséquence”. Il a ensuite déclaré aux troupes israéliennes à la frontière : “Nous allons tout éliminer”.

  • Le 16 octobre 2023, dans un discours officiel devant la Knesset israélienne, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a déclaré que la situation était “une lutte entre les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres, entre l’humanité et la loi de la jungle”. Cette citation a également été publiée sur le compte X officiel du Premier ministre, mais a été supprimée par la suite.

Pour ces hommes politiques israéliens, les Palestiniens sont considérés au mieux comme des créatures à abattre, et au pire comme des sources de méchanceté inhérente. Cette rhétorique est profondément ancrée dans la suprématie blanche et la domination coloniale. En effet, un langage similaire a été utilisé historiquement en Afrique du Sud par la minorité blanche en référence à la majorité noire, par les Britanniques en référence aux Indiens et, plus généralement, par les colons du monde entier en référence aux peuples indigènes.

Il est important de noter que ce langage n’est pas l’apanage des politiciens de la droite marginale. Au contraire, une grande partie du discours est partagée et répétée par de larges pans de la population israélienne, y compris par les soldats israéliens sur le terrain à Gaza. L’adhésion des soldats israéliens à la déshumanisation des Palestiniens s’est traduite par le phénomène particulièrement horrible des vidéos “snuff”, qui ont largement circulé sur les plateformes de médias sociaux. Dans ces vidéos, on peut voir des soldats – souvent avec joie – commettre des crimes de guerre contre des Palestiniens et les qualifier de “sous-hommes”. Dans une vidéo, un soldat israélien, vêtu d’un costume de dinosaure, charge des obus d’artillerie dans un char et danse pendant que les obus sont tirés en direction de Gaza. Dans une autre, un soldat est filmé en train de dédier une explosion à sa fille de deux ans pour son anniversaire ; quelques secondes plus tard, un immeuble résidentiel palestinien situé derrière eux explose. D’autres vidéos montrent des soldats israéliens mettant le feu à des réserves de nourriture palestiniennes au cours d’une campagne de famine et se moquant de civils palestiniens qui ont été déshabillés, rassemblés et ont eu les yeux bandés.

Les Palestiniens et leurs alliés ont été choqués et indignés par ces vidéos sur les plateformes de médias sociaux, et beaucoup ont fait remarquer qu’elles devraient être utilisées comme preuve supplémentaire dans l’affaire contre le régime israélien devant la CIJ. Même ceux qui soutiennent le régime israélien semblent être alarmés par l’effronterie avec laquelle les soldats israéliens partagent ces vidéos. L’animateur britannique Piers Morgan, par exemple, a demandé : “Pourquoi les soldats israéliens continuent-ils à se filmer en train de faire ce genre de choses grossières et insensibles ? Pourquoi leurs commandants ne les arrêtent-ils pas ? Ils ont l’air insensible alors que tant d’enfants sont tués à Gaza”. Pour Morgan, il semble que le problème ne réside pas dans les actions des soldats, mais dans leur diffusion.

Alors que certains se demandent comment les soldats israéliens peuvent s’abaisser à un tel niveau de cruauté, nous devons nous rappeler que la déshumanisation ouvre facilement la voie à un tel comportement. Lorsque les Palestiniens sont considérés comme moins qu’humains, ces actes deviennent beaucoup plus acceptables, tant pour les soldats eux-mêmes que pour le public auquel ils s’adressent. De même, ceux qui connaissent moins bien le contexte peuvent trouver étrange que ces soldats s’impliquent sans hésitation dans des crimes aussi horribles. Pourtant, ce sont des décennies d’impunité – non seulement pour le régime israélien, mais aussi pour les Israéliens coupables de crimes de guerre – qui nous ont conduits à ce stade, où un génocide est documenté visuellement par ses auteurs.

Complicité des médias occidentaux

La déshumanisation des Palestiniens par les politiciens et les soldats israéliens n’a pratiquement pas été remise en question par les médias grand public occidentaux ; elle a plutôt été largement régurgitée. Un exemple récent et explicite de ce phénomène est la chronique de Thomas Friedman dans le New York Times, intitulée “Understanding the Middle East Through the Animal Kingdom” (Comprendre le Moyen-Orient à travers le règne animal). Dans son article d’opinion, Friedman compare des populations entières de la région à divers insectes, tout en assimilant les États-Unis à un lion. Il termine son article en déclarant : “Parfois, je contemple le Moyen-Orient en regardant CNN. D’autres fois, je préfère Animal Planet”. 

Outre la simple répétition des discours du régime israélien, les médias occidentaux adoptent volontiers un certain nombre d’autres éléments participant à la déshumanisation des Palestiniens. Le plus évident d’entre eux est sans doute l’utilisation du cadre de la guerre contre le terrorisme, qui consiste à situer le contexte comme un combat entre le bien et le mal, ou entre l’Occident et l’Orient. Ce discours diabolise et dévalorise les corps bruns comme une masse homogène de hordes violentes et non civilisées, attendant d’envahir la civilisation occidentale. L’utilisation la plus évidente de ce cadre est la couverture de l’opération du Hamas du 7 octobre. En effet, peu de temps après l’opération, divers éditoriaux ont publié des expressions telles que “déchaînement meurtrier” et “attaque sanguinaire”. Les journalistes et les médias internationaux se sont emparés des comparaisons avec ISIS et des histoires horribles émanant des forces de sécurité israéliennes – des histoires qui ont été plus tard démenties, même par les médias israéliens.

Des qualificatifs tels que meurtrier, sanguinaire, barbare et non civilisé sont clairement réservés au Hamas et à d’autres groupes palestiniens ; nulle part ces mêmes termes ne sont appliqués aux forces du régime israélien, qui ont pourtant massacré plus de 30 000 Palestiniens en l’espace de moins de six mois. Cette déshumanisation sélective est devenue une pratique courante dans les principaux médias. En témoigne une lettre d’une équipe de journalistes de la BBC, qui accuse leur employeur d’appliquer “deux poids, deux mesures dans la façon de voir les civils” et de présenter le Hamas “comme le seul instigateur et auteur de la violence dans la région”.

L’adoption du cadre de la guerre contre le terrorisme implique également une référence incessante au Hamas – un mouvement désigné comme organisation terroriste par la plupart des gouvernements occidentaux – lors des reportages sur les infrastructures publiques, y compris les écoles, les hôpitaux et les usines. Ainsi, tout ce qui est géré par le gouvernement devient une cible affiliée au Hamas et donc “légitime”. C’est une tactique efficace. En effet, si l’on réduit une société entière à une société dirigée par des terroristes, les crimes de guerre perpétrés contre la population deviennent faciles à justifier. C’est notamment le cas des hôpitaux de Gaza, que les médias occidentaux qualifient souvent de “gérés par le Hamas”. Bien entendu, cette rhétorique n’est réservée qu’à Gaza ; les hôpitaux et les écoles publics israéliens ne sont jamais qualifiés de “gérés par le Likoud”.

Désenfanter les enfants palestiniens

Une autre tactique de déshumanisation particulièrement insidieuse consiste à “désenfanter” les enfants palestiniens. Concept développé par le professeur Nadera Shelhoub Kevorkian, l’infantilisation implique la transformation et la construction des “enfants colonisés en tant qu’autres dangereux et racialisés, permettant leur éviction du domaine de l’enfance lui-même”. En d’autres termes, les enfants palestiniens sont classés comme des adultes pour justifier les violences commises à leur encontre.

C’est quelque chose que nous avons vu depuis longtemps dans le traitement des enfants palestiniens par les grands médias occidentaux, mais qui s’est peut-être intensifié ou est devenu plus flagrant depuis octobre 2023. Pendant des décennies, les enfants palestiniens ont été qualifiés de militants ou de terroristes potentiels pour justifier leur assassinat et leur emprisonnement systématiques sur l’ensemble du territoire palestinien. Mais l’ampleur de la dénudation des enfants dans ce génocide en cours est sans précédent et va de pair avec l’ampleur sans précédent des enfants tués, qui s’élève à plus que tous les enfants tués en plus de quatre ans de conflit mondial combinés.

Voici quelques exemples de “dénaturation” dans les médias grand public :

  • En novembre 2023, un article du Guardian indiquait que “des femmes et des enfants israéliens” seraient échangés contre des prisonniers palestiniens qui sont “des femmes et des personnes âgées de 18 ans et moins”. Dans ce cas, les enfants israéliens bénéficiaient du statut d’enfant protégé, tandis que les enfants palestiniens se voyaient refuser ce même statut. En réponse à ce rapport, Bisan, un conteur et journaliste de Gaza, a demandé: “Nos enfants sont-ils moins enfants que les leurs ?

  • De même, lors de l’échange d’otages et de prisonniers politiques palestiniens, il était courant de voir les enfants palestiniens qualifiés d'”adolescents” et de “mineurs”. Bien que ces termes soient techniquement exacts, leur utilisation est une tactique délibérée visant à priver les enfants palestiniens de leur enfance, rendant ainsi leur vie et leurs souffrances moins pénibles.

  • En janvier 2024, une chaîne d’information de Sky a rapporté que “par accident, une balle perdue s’est retrouvée dans la camionnette qui se trouvait devant, et a tué une jeune femme de trois ou quatre ans”. Cette “jeune fille” était en fait une enfant palestinienne nommée Ruqaya Ahmad Odeh Jahalin. Elle a été tuée d’une balle dans le dos par les forces du régime israélien le 7 janvier 2024, alors qu’elle était assise sur la banquette arrière d’un taxi collectif près d’un poste de contrôle militaire israélien en Cisjordanie occupée.

Malversations journalistiques

Une dernière indication de la partialité des médias occidentaux dans le contexte de la Palestine est le mépris de la rigueur journalistique et la perpétuation de la désinformation israélienne. On l’a vu très clairement au lendemain du 7 octobre, lorsque des journalistes de grandes plateformes, telles que CNN, France24 et The Independent, ont largement rapporté l’histoire de combattants du Hamas décapitant 40 bébés dans la colonie de Kfar Aza. Bien que cette information ait été rapidement démentie, y compris par des responsables israéliens, de nombreuxjournalistes ne se sont pas rétractés, se contentant de préciser que les allégations ne pouvaient être confirmées.

La diffusion d’un article aussi préjudiciable sans preuves photographiques ou autres moyens de vérifier les affirmations de manière indépendante témoigne de la tendance actuelle des médias occidentaux à colporter la désinformation israélienne sans examen approfondi. Comme le souligne Tariq Kenney-Shawa, “une grande partie de l’inclination à rendre exceptionnels les crimes de guerre israéliens est due à l’incapacité des journalistes à analyser de manière critique les récits israéliens dans le contexte de l’histoire de la désinformation d’Israël”.

L’incapacité des journalistes à appliquer une vérification rigoureuse des faits est également apparue dans la couverture du bombardement de l’hôpital Al-Ahli. Les organes de presse se sont empressés d’adopter la version des faits du régime israélien, qui a affirmé à tort que l’hôpital avait été touché par une roquette palestinienne mal tirée. Une série de preuves fabriquées, publiées par le régime israélien, n’a été examinée que bien plus tard. Des organisations indépendantes, dont Forensic Architecture, ont mené leurs propres enquêtes et sont arrivées aux mêmes conclusions que les Palestiniens, à savoir que le régime israélien mentait. Depuis le bombardement de l’hôpital Al-Ahli, des dizaines d’installations médicales ont été attaquées et rendues inopérantes par les forces du régime israélien. Dans l’ensemble, les médias occidentaux n’ont pas signalé qu’il s’agissait d’une stratégie systématique visant à détruire les soins de santé palestiniens dans la bande de Gaza.

En février 2024, un rapport duGuardian a mis en lumière ce modèle de partialité institutionnelle, comme l’a démontré CNN, où des employés anonymes ont affirmé que les reportages de la chaîne d’information sur la Palestine équivalaient à une “faute professionnelle journalistique”. Le rapport révèle que non seulement les journalistes sont obligés d’accorder une place prépondérante aux récits des responsables israéliens, mais qu’ils sont également confrontés à d’importantes restrictions lorsqu’il s’agit de rendre compte des points de vue palestiniens et de citer des représentants du Hamas. Un employé de CNN a expliqué : “Nous pouvons être intégrés à l’armée [israélienne] et produire des rapports censurés par l’armée, mais nous ne pouvons pas parler à l’organisation qui a remporté la majorité des votes à Gaza, que cela nous plaise ou non”. Les téléspectateurs de CNN sont empêchés d’entendre un acteur central de cette histoire”.

Le Guardian rapporte que le directeur principal des normes et pratiques d’information de CNN a émis une directive au début du mois de novembre 2023, qui interdit effectivement de rapporter la plupart des déclarations du Hamas, les qualifiant de “rhétorique inflammatoire et de propagande”. En effet, l’absence de déclarations de première main du Hamas dans les médias occidentaux est flagrante ; ils ne sont pas invités à des interviews et leurs rapports et déclarations ne sont pas analysés. Une telle directive aboutit à une représentation unilatérale du contexte, ignorant totalement l’un des principaux acteurs impliqués.

Il faut comprendre que les conséquences de la complicité des médias occidentaux dans la déshumanisation des Palestiniens et la diffusion de la propagande israélienne ne sont pas simplement reléguées au domaine épistémologique. Au contraire, ces préjugés ont de sérieuses implications matérielles pour les Palestiniens de Gaza et d’ailleurs. Il n’est donc pas exagéré de dire que les médias occidentaux sont complices du génocide en cours. Il est important de noter que ces médias néfastes contrastent directement avec les courageux journalistes palestiniens de Gaza, qui continuent à risquer leur vie pour couvrir le génocide en cours et partager la réalité sur le terrain avec le reste du monde.

Yara Hawari est codirectrice d’Al-Shabaka. Elle a précédemment occupé les fonctions de chargée de mission sur la Palestine et d’analyste principale. Yara a obtenu son doctorat en politique du Moyen-Orient à l’université d’Exeter, où elle a enseigné plusieurs cours de premier cycle et continue d’être chargée de recherche honoraire. En plus de son travail universitaire, qui portait sur les études indigènes et l’histoire orale, elle est une commentatrice politique fréquente qui écrit pour divers médias, notamment The Guardian, Foreign Policy et Al Jazeera English.

Expertise : Politique mondiale sur la Palestine, droit international et droits de l’homme, politique et gouvernance palestinienne, société et culture, sionisme et politique israélienne.

Traduction : AFPS-Rennes